Conférence débat du mercredi 2 octobre 2019 Michel LUSSAULT “Anthropocène et transition”

Présentation et animation par Thierry PAQUOT, philosophe

Michel LUSSAULT est géographe.

Il conçoit la géographie comme une écriture du monde ; ainsi tous les domaines de l’activité humaine concernent-ils sa recherche, l’histoire, l’économie, l’écologie…

Il a été professeur puis président de l’Université de Tours ; président du Conseil supérieur des programmes auprès du Ministère de l’Education Nationale.

Depuis 2017, il a créé et dirige l’Ecole Urbaine de Lyon qui travaille la question de l’urbanisation à l’ère de l’anthropocène – https://ecoleurbainedelyon.universite-lyon.fr/

Cette école rassemble et fait travailler de manière interdisciplinaire des géographes, historiens, anthropologues, géologues, biologistes, artistes…

Trois ouvrages sont proposés, en référence à cette conférence :

•       “L’homme spatial” – 2007 – un renouvellement de l’approche géographique ;

•       “L’avènement du monde – Essai sur l’habitation humaine de la Terre” – 2013 – nos rapports à la spatialité, à différentes échelles ;

•       “Hyper-lieux – les nouvelles géographies de la mondialisation” – 2017 – la question de l’urbanisation à l’ère de l’anthropocène.

Que signifie ce terme “d’anthropocène” ?

– Un terme lié à la question urbaine

Même si dans son ouvrage “La révolution urbaine” (1970) le philosophe Henri Lefebvre a pressenti le formidable développement de la forme urbaine, ce n’est qu’à la fin des années 90 que l’on a commencé à comprendre l’ampleur du processus généralisé et profond de l‘urbanisation du monde et de ses effets sur la planète.

En 2000, un ouvrage codirigé par Michel Lussault, Sophie Body Gendrot, Thierry Paquot, réunissant une quarantaine de contributions “La ville et l’urbain, l’état des savoirs”, retrace les enjeux de l’urbanisation planétaire, mais la dimension environnementale y est en fait peu abordée.

La population est passée d’un effectif de I,5 milliard, dont 250 millions d’urbains au début du XXème siècle, à 2,5 milliards dont 700 millions d’urbains après la seconde guerre mondiale.

A partir des années 1950, un mouvement d’urbanisation se généralise, ne laissant aucun territoire en dehors. Au-delà d’être démographique et paysager, ce mouvement est social et culturel ; les individus changent leurs formes de vie. Aujourd’hui, même dans les espaces campagnards, les modes de vies sont urbains, marqués par les mêmes types de consommation, l’inscription dans les réseaux, les usages des produits culturels, les mobilités, les loisirs…que ceux dans les villes.

1,4 milliard de personnes effectuent au moins un voyage international chaque année ; 1 individu sur 2, dans le cadre national.

Les chercheurs pronostiquent le développement de ce mouvement : en 2050, 66 à 70 % de la population habitera dans les villes, 100 % sera urbanisée. La terre aura achevé sa mutation urbaine.

Cette révolution est à mettre en parallèle avec celle de la période néolithique (- 10 000 ans) qui a connu également de profondes mutations notamment concernant l’habitat, mais cette évolution s’est produite sur plusieurs milliers d’années.

L’enjeu de ces prochaines années sera le suivant : “Comment faire monde à 10 milliards de personnes ?”, en prenant en compte les questions environnementales, sociales, politiques, culturelles, économiques…dans un contexte où la population du globe aura été multipliée entre 1900 et 2050 par 6 à 7 et la population urbaine, par 32 à 34.

– L’œcoumène, lieu d’observation des géographes

L’œcoumène (espace de vie des êtres humains en société) est le résultat des transformations des systèmes bio-physiques planétaires par l’activité humaine.

Les êtres humains évoluent dans leurs pratiques et la construction de leur habitat, en fonction de la connaissance des systèmes bio-physiques qu’ils ont. La révolution urbaine est en cours d’achèvement. Les mégapoles se multiplient, constituées d’éléments, de systèmes, que l’on ne peut plus dissocier : Shanghai / 80 millions d’habitants ; l’ensemble Canton, Shenzen, Hong Kong, Macao / 55 millions ; Tokyo / 40 millions… Se rajoutent les métropoles indiennes au développement non maîtrisé en terme environnemental et marquées par une forte ségrégation sociale.

Le point de départ du travail de réflexion est donc la réalité urbaine que nous vivons.

– Le forçage du système atmosphérique et la découverte de l’effet systémique

En parallèle de ces constats, se confirme à partir des années 80 un effet identifié par les chercheurs depuis le début du XXème siècle : le forçage du système atmosphérique.

Du fait des actions humaines, le système atmosphérique est perturbé.

C’est en laboratoire que les physiciens ont commencé à évaluer l’effet de serre. L’hypothèse du réchauffement climatique a été le résultat de recherches associant climatologues, chimistes de l’atmosphère, glaciologues, géologues, dans une démarche rétro prospective.`

Des carottages effectués dans la banquise et l’analyse des gaz contenus, ont livré des données sur les périodes antérieures ; celles-ci ont été rapprochées des connaissances acquises sur les mécanismes physiques des gaz à effet de serre et des connaissances sur l’histoire des climats anciens. Des modèles prospectifs ont ainsi été construits.

A ce jour, les données contemporaines sont insuffisantes pour donner lieu de manière certaine à des modèles à venir ; mais l’enclenchement du réchauffement climatique se constate déjà de manière empirique.

Les modèles sont de plus en plus fins au niveau global, relativement imprécis au niveau intermédiaire et très peu précis au niveau local ; quoique le GIEC – Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – créé dans les années 80, entreprenne actuellement un travail d’analyse par région.

Le suivi du processus de réchauffement climatique a été conforté par les travaux essentiels de la NASA qui permettent l’observation de la terre depuis l‘espace.

Ces différents apports ont permis le constat d’une interrelation entre les différents systèmes bio-physiques de la planète – climats / températures / eaux /  forêts / sols…: l’effet systémique.

– L’émergence de la notion d’anthropocène

Au tournant des années 2000, Paul Josef Crutzen, météorologue, chimiste de l’atmosphère, prix Nobel de chimie en 1995 et Eugène Stoermer, biologiste, avancent la notion d’anthropocène pour qualifier cette période historique, voire géologique, qui voit la provocation de changements systémiques majeurs par les activités humaines.

Pour ces chercheurs, la terre sortirait de l’Holocène, période interglaciaire qu’elle connaît depuis 10 000 ans, du fait du forçage aux conséquences inconnues qui met en danger l‘habitabilité de la planète.

L’être humain est donc “force de la nature”; il intervient durablement sur les systèmes bio-physiques, à toutes les échelles, dans un même mouvement de synchronicité, de la bactérie à la planète.

La conséquence politique de ce constat est majeure : chaque être humain fait partie de l’ensemble de ces systèmes ; il ne peut s’exempter de sa responsabilité dans leur évolution et de la possible définition des moyens pour affronter les conséquences du changement global. S’engager dans une réélaboration de notre œcoumène est urgent.

Certains chercheurs parlent “d’effondrements”.  Que l’on soit ou non favorables à cette thèse, la crise de l’habitabilité est à prendre en compte sérieusement.

L’œcoumène est incriminé comme vecteur du désordre et l’humanité est aussi concernée en tant que destinataire, puisqu’elle en subit les conséquences.

Les scientifiques porteurs de ces recherches concernant l’anthropocène travaillent aujourd’hui sur :

•    le réchauffement climatique et ses effets systémiques (fonte des glaces, changement de salinité des eaux de surface des mers, changements des courants de circulation des eaux…) ; tous en interrelations ;

•    la diminution brutale de la biodiversité végétale et animale, due au réchauffement climatique et au développement de l’agro-industrie ;

•    l’épuisement des ressources, notamment minérales et parfois renouvelables (forestières, halieutiques…) ;

•    la crise des fonctionnements des systèmes globaux (les sols…).

– Ce que nous avons à faire

•    Etre capables d’identifier et comprendre d’ores et déjà les effets avérés sur les systèmes biophysiques des forçages et les effets de relation entre tous ces phénomènes, en prenant en compte les effets de seuil quant aux variations de la température, la chute de la biodiversité…

Les alertes des scientifiques se succèdent. L’inquiétude que nous en éprouvons ne doit pas nous permettre d’éviter de voir ; d’autant que cette question devient générationnelle (mobilisation des jeunes pour le climat). On ne peut fonder une bonne politique sur l’ignorance.

•    Réinventer une habitation humaine de la terre qui soit à la mesure des changements globaux que nous avons à affronter ; que nous l’appelions “transition”, “nouvelle éthique de l’habitation”, ”nouvelle attention portée entre humains et non humains”, “nouvelle cosmopolitique”, “nouvelle politique mondiale”. L’important est de se confronter à cette question anthropologique, civilisationnelle majeure. Il s’agit pour nous tous, d’inventer une manière d’habiter le monde à toutes les échelles.

Plusieurs remarques et questions à l’issue de la conférence :

Thierry Paquot :

– Pourquoi tant de temps pour entendre les alertes des chercheurs ?

– Comment opérer à un changement de l’habitabilité dans un système capitalo-financier qui a déspécifié, banalisé, tous les territoires ?

– Problème d’une université qui continue à n’envisager l’enseignement que par discipline (un système qui a failli étant donné la situation environnementale), ne se donnant pas ainsi les moyens de travailler les questions posées par l’anthropocène.

– Rappel des 3 points de vue actuellement en débat entre les chercheurs à propos de l’origine de l’anthropocène : cette nouvelle période a t’elle débuté avec le néolithique ? En 1764, avec le dépôt du brevet de la machine à vapeur ? En 1945, avec l’explosion de la bombe atomique ?

– La démarche anthropocénique n’a pas gagné ; en même temps se développent thèses et recherches sur le transhumanisme (homme augmenté…). Toute idée est donc un combat.

– Le tourisme : comment se comporter face à ses effets en terme notamment climatique ?

Il faudrait aussi sans nul doute désoccidentaliser nos esprits pour comprendre ce que peut représenter le tourisme pour les Chinois par exemple.

Public :

– La forêt : L’augmentation du CO2 dans l’atmosphère entraine un plus fort développement de la végétation et de la couverture forestière dans le monde. Mais qu’en est-il de la biodiversité ?

Problème de la prédation importante actuelle, pour assurer la demande de bois-énergie.

Que valent les tentatives de compensation par replantation de forêts ? Ces tentatives exprimeraient déjà une prise de conscience. D’autre part, étant donné la meilleure connaissance des écosystèmes, on est susceptible de ressusciter par exemple les mangroves, ce qui est plus difficile pour des forêts chaudes aux systèmes plus complexes.

– Quelles conditions pour que le dialogue entre chercheurs et politiques conduise à des passages à l’acte vertueux ?

Tous les outils sont potentiellement en place dans les dispositifs ONUSIEN : création du GIEC / les COP depuis 1972…; mais le passage à l’acte patine. Les instruments dans les territoires tels que PLUIH, PCAET… permettent-ils vraiment d’envisager une vision systémique ? La réactivation de ces dispositifs, voire la création de nouveaux, dépendent en fait de la mobilisation citoyenne.

– Comment considérer les théories de l’effondrement ?

L’important est de documenter les situations, plutôt que s’adonner à la croyance.

– Peut-on encore raisonner en terme de croissance ?

Certains économistes depuis 2008 remettent en question la perspective de croissance infinie. Plutôt que s’échiner à l’augmentation d’une croissance française qui reste très molle, au lieu de l’attendre, ne vaudrait-il mieux pas travailler par exemple à la création d’emplois en situation même de décroissance ? (L’ouvrage d’Isabelle Delannoy “ L’économie symbiotique “ – 2017).

Que penser d’une augmentation du PIB depuis 2008 de 300 milliards, captée pour 2/3 par 10 % de la population ? La croissance est très inégalitaire et fonctionne de surcroit sur une surexploitation des ressources planétaires.

– Quels sont les domaines d’action à prioriser ?

En même temps et à toutes les échelles : l’énergie pour arriver à 0 carbone en 2050 / l’alimentation et l’évolution du bol alimentaire, avec un changement de modèle agricole actuellement très destructeur pour la santé des écosystèmes et par son usage des produits carbonés et des pesticides / la justice sociale, qui doit s’appuyer sur une juste répartition des richesses.

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